Les manifestations pro Russie se multiplient dans les rues de Bamako, Ouagadougou, Bangui, et aussi ailleurs, sur fond de crises politiques ou d’Etat d’exception. Au cœur de ces manifestations, une dénonciation de ce qui est désigné comme « l’Occident », et plus précisément, un rejet des liens de coopération avec le partenaire historique français. Le tout assorti d’une demande confuse de rapprochement avec la Russie. Quels sont les ressorts et finalités de ces soudaines passions pour la Russie de Vladimir Poutine ?
Dans un contexte de transitions politiques consécutives aux récents coups d’Etat, des discours aux accents souverainistes et nationalistes dominent actuellement le débat politique à Bamako comme à Ouaga. Et c’est sur un air de bruit et de fureur que des foules, plutôt jeunes, manifestent dans les rues, investissent les réseaux sociaux pour interpeler les autorités politiques et réclamer la rupture avec l’Occident, la France en particulier. Et pour remplacer cet « Occident » anathématisé, la Russie est devenue la matrice de toutes les vertus, de tous les saluts. En ce mois de janvier 2023 à Ouagadougou, un meeting de jeunes activistes s’était déroulé avec, sur la tribune, une gigantesque banderole sur laquelle était imprimés les portraits des dirigeants du Mali, de Guinée Conakry, du Burkina Faso et… de Russie. Plus qu’une manifestation politique, l’expression d’une véritable passion pour une Russie pourtant largement inconnue de la part de ces manifestants qui ont transformé la rue en un espace de délibération et de décision politiques.
Une technostructure de la propagande
En creux dans les discours de ces nouveaux thuriféraires de Moscou, cette troublante contradiction : comment affirmer une volonté d’émancipation tout en sollicitant sans nuance l’assistance aux allures tutélaires d’une Russie aux logiques impériales ? Tout cela est exploité par ailleurs par des cercles politiques, ou encore une catégorie nouvelle d’activistes promoteurs d’un « panafricanisme » de mauvais aloi, et qui ne sont en réalité que de nouveaux entrepreneurs de la manipulation des masses, alliés objectifs de causes suspectes.
Le phénomène a connu une soudaine accélération au cours des quatre dernières années. La situation sécuritaire en Afrique de l’Ouest en a favorisé la cristallisation. Désormais, la Russie de Vladimir Poutine sait compter sur un public en Afrique francophone conquis par ses positions « anti-Occident ». Sur fond de crise sécuritaire – d’impuissance sécuritaire - et politique, les sentiments anti-français et l’appel à la Russie comme « partenaire alternatif » agissent comme une réponse politique, et un exutoire à toutes les attentes non satisfaites des populations. Mais, derrière l’expression des sentiments, une technostructure de la propagande russe est à l’œuvre, ordonnancée et pilotée par les agents du groupe Wagner. La « reconquête » de l’Afrique, qui passe par une charge soutenue contre l’Occident, est au prix de cette guerre informationnelle qui diffuse une campagne massive de dénigrement des « ennemis de la Russie », opportunément présentés comme les ennemis de l’Afrique et que les Africains sont appelés à dénoncer et expulser du continent. L’entreprise prospère dans un tourbillon industriel de vérités alternatives méthodiquement élaborées, de fausses rumeurs et de fake news. L’affaire frise souvent la caricature et l’extravagance, mais le procédé s’avère d’autant plus efficace qu’il agit sur des rancœurs historiques latentes et des attentes nationales insatisfaites. Ainsi donc est-il de bon ton de dire que la Russie, par effet magique, pourrait répondre à toutes les attentes des Africains. Et, dans le même ordre d’idée, que la France ou l’Occident serait la source de tous les maux qui les accablent.
Les limites d’une coopération
Mais au fond, que propose la Russie à l’Afrique, au-delà des discours anti-Occident et de la propagande qui les sert ? Depuis 2007 et ce qu’on a désigné comme « le retour » de la Russie en Afrique, l’offre russe s’est principalement illustrée par les multiples accords de coopération sécuritaire. Et même si Moscou, à travers ses ambassades et autres émissaires proclame sa volonté d’étendre sa coopération à une diversité de secteurs, force est de constater que la valeur ajoutée de cette coopération demeure imprenable. Le « retour » de la Russie, qui s’est opéré à la faveur des crises sécuritaires ou dans des contextes politiques sensibles, se fonde sur ce triptyque : coopération sécuritaire via la signature d’accords de défense, déploiement de sociétés militaires privées, et opérations d’influence médiatique. En somme, les situations de crises, y compris de crises majeures, constituent le principal ressort de l’offensive russe. Singulièrement, dans les pays où l’appui sécuritaire est actif, Moscou a choisi, plutôt que d’y déployer ses troupes régulières, de confier la sous-traitance des opérations au groupe privé Wagner, branche militaire d’une nébuleuse des médias et des finances dirigée par Evgueni Prigojine, ex grand délinquant et repris de justice devenu restaurateur, cuisinier personnel de Poutine, et l’une des grandes fortunes de Russie. En cas de contentieux entre les pays africains coopérant avec Wagner et ce dernier, Moscou pourrait toujours se considérer comme non responsable des dérives de la société de mercenaires dont l’Onu a dénoncé en 2021 les crimes perpétrés sur les populations civiles en République centrafricaine. Les rapports se multiplient sur les méthodes de cette société paramilitaire, et nul ne pourrait dire qu’il ne savait pas. Parmi ces rapports, celui, particulièrement documenté de l’ONG américaine The Sentry sur les pratiques de Wagner en Centrafrique. Rendu public en juin 2021, il faisait état « de massacres, d’exécutions extrajudiciaires, de cas de torture, de pillages, d’enlèvements pour rançon, d’incendies de villages et de viols collectifs ». Des violences commises dans le cadre du contrôle par les hommes de Wagner des zones riches en minéraux. Une entreprise de pillage organisé, agissant au nom de la Russie, en accord avec le maître du Kremlin, et qui, loin de servir un retour à la paix dans cette région, en exacerbe les menaces.
Si la présence de la Russie en Afrique n’est pas une franche nouveauté, bon nombre de jeunes ont une approche lacunaire de cette coopération passée au cours des décennies 1970 à 1980. Beaucoup d’entre eux n’étaient pas alors de ce monde. Qu’est-il resté dans les mémoires de cette coopération avec la Russie soviétique marquée du sceau de l’alliance communiste durant la guerre froide ? Le bilan n’a jamais été réellement établi. Aujourd’hui, certains affirment que les nouveaux accords avec Moscou s’inscrivent dans la continuité de ceux conclus à l’ère soviétique. Cette lecture biaisée de l’histoire ne résiste pas à la réalité du système Poutine dont la nature et les pratiques ne sont destinées qu’à servir ses propres logiques. Face à la guerre globale déclarée par Vladimir Poutine contre l’Occident, quel serait l’intérêt de l’Afrique d’en devenir un auxiliaire de circonstance ou un argument d’influence ? Interrogation essentielle : en quoi la coopération russo-africaine apporte-t-elle aujourd’hui une concrète contribution aux défis du développement économique et social, au centre de toutes les priorités ?
La guerre informationnelle menée actuellement par la Russie en Afrique ne cache-t-elle pas, au fond, les limites de son offre de coopération ? Pourquoi ne se contenterait-elle pas de se comporter comme tous les autres grands partenaires qui opèrent sur le continent en veillant sur leurs parts de marché, sans devoir engager des campagnes de déstabilisation ou vouer aux gémonies leurs concurrents ? Face à l’offre de coopération russe aux pays africains, tel qu’elle se déploie de nos jours, nombreux sont les Africains qui s’interrogent pour savoir ce que Moscou pourrait proposer d’autre, à part des armes, l’économie de guerre, la fabrique des tensions informationnelles, le bruit et la fureur. Toutes choses qui ne sont pas forcément les priorités de l’Afrique.
Francis Laloupo
Journaliste. Essayiste
Enseignant en géopolitique