« Nous devons nous baser sur le nombre d’Africains dont les marchés du travail de France, d’Italie et d’Espagne ont besoin », a préconisé le Président du Niger, en visite à Rome pour la conférence de la Fondation Med-Or.
Mohamed Bazoum est assis sur un volcan. Dans un Sahel miné par les groupes djihadistes, les mercenaires russes et autres trafiquants d’êtres humains, le Niger est l’un des rares partenaires avec lesquels l’Europe peut travailler pour promouvoir la stabilité et le développement. Si l’OTAN, au sommet de Madrid, a identifié le Sahel comme l’une des principales zones de crise de la « Méditerranée élargie », c’est pour les raisons que le président nigérien, né en 1960, nous explique lui-même : les djihadistes prolifèrent dans les zones périphériques, les Russes se frayent un chemin à travers des opérations d’influence sophistiquées et les migrants sont exploités par toutes sortes de trafics illicites. Arrivé à Rome pour la conférence « Italie-Niger, Europe-Afrique, deux continents, un même destin » organisée par la Fondation Med-Or, Mohamed Bazoum remercie l’Italie d’avoir envoyé une mission militaire et se tourne vers l’Europe pour une aide stratégique, à commencer par un nouveau dispositif « pour contenir légalement le flux de migrants à travers la Méditerranée ».
De quel dispositif s’agit-il ?
« Nous avons besoin d’un accord très différent de celui signé à La Valette en 2015. L’idée que les investissements européens en Afrique peuvent suffire au développement et à maintenir les migrants dans leurs pays d’origine n’est pas réaliste. Le développement de l’Afrique est quelque chose de beaucoup plus complexe que la seule question de l’immigration ».
Alors quel accord peut aider l’Afrique et l’Europe à contenir les migrants ?
« Un accord basé sur le nombre d’Africains dont chaque pays européen a besoin pour son marché du travail. En France, en Espagne et en Italie, vous avez de nombreux emplois dans des secteurs professionnels où les Africains peuvent travailler. Nous devons définir ces besoins chiffrés, pays par pays, puis confier aux consulats la
responsabilité de les faire respecter. Ainsi, nous disposerons d’un accord entre états, africains et européens, pour réguler l’immigration légale et nous n’aurons plus affaire à l’immigration illégale qui alimente les pires trafics. En attendant que ce dispositif voie le jour, le Niger applique strictement les accords sur le transit des personnes : celles qui n’ont pas les documents en règle sont renvoyées dans leur pays d’origine ».
Le Niger se classe 189e sur 191 à l’indice de développement humain des Nations unies. Comment luttez-vous contre la pauvreté ?
« L’indice de développement humain du PNUD est calculé selon trois paramètres : le revenu national par habitant, l’espérance de vie et l’efficacité du système éducatif. Le coefficient attribué au troisième paramètre est de loin le plus élevé et c’est précisément celui pour lequel le Niger a obtenu un score très faible. Si nous voulons lutter contre la pauvreté, nous devons investir dans notre système éducatif pour le rendre plus efficace et ainsi assurer une bonne formation aux jeunes, afin de leur permettre d’acquérir les compétences qui leur donneront accès à des emplois et à des revenus décents. Investir dans l’éducation, en particulier pour les filles, est le meilleur moyen de lutter contre le taux de natalité très élevé qui est la principale cause de pauvreté dans les pays du Sahel. L’Italie et l’Union européenne pourraient nous soutenir en nous aidant, par exemple, à mettre en oeuvre notre grand programme de réformes visant à améliorer notre système éducatif ».
Quelles sont les perspectives du partenariat avec l’Italie ?
« Notre coopération avec l’Italie s’est développée ces dernières années. Nous voulons inviter les entreprises italiennes à porter un regard différent sur l’Afrique, en dépassant le cliché selon lequel l’Afrique n’est qu’un lieu de conflit et la terre d’origine des migrants ».
Le Niger est entouré de pays instables. La pression des groupes djihadistes augmente au Mali et au Burkina Faso. Qui soutient les groupes terroristes et comment comptez-vous les combattre ?
« Les groupes terroristes sont en train de conquérir des territoires de plus en plus vastes près de nos frontières et cela compromet la sécurité des citoyens de notre pays qui vivent dans ces zones. Nous sommes donc contraints d’y déployer plus de troupes. Un tel engagement nous oblige à recruter davantage de personnel au sein des forces de défense et de sécurité, et à investir beaucoup d’argent dans leur formation, leur assistance et surtout dans leurs équipements qui coûtent très cher. En temps de paix, cet argent aurait été consacré aux dépenses sociales. Partout où il y a des groupes armés, ces derniers créent un environnement favorable au développement d’une économie criminelle sur laquelle ils s’appuient. Au Sahel, des groupes terroristes exploitent le trafic de drogue transsaharien, la contrebande de carburant et de nourriture ou encore le trafic d’armes. De plus, ces groupes terroristes sont, ne
l’oublions pas, des ramifications de l’État islamique et d’Al-Qaïda, et reçoivent donc des financements de ces organisations, vraisemblablement de leurs fiefs en Libye. »
Pourquoi les groupes djihadistes prolifèrent-ils au Sahel ? Qu’est-ce qui favorise ce phénomène ?
« Le changement climatique a modifié l’économie pastorale dans le Sahel. Le fait que les jeunes de certaines communautés pastorales disposent d’une moto et d’une kalachnikov, et puissent mieux manger est perçu comme une véritable émancipation sociale. Cela explique le grand nombre de recrues au sein de ces communautés. Les victoires relativement faciles sur les armées d’État contribuent également à accroître l’attractivité des groupes terroristes pour les jeunes. Il faut également ajouter à ces éléments d’explication le fait que ces jeunes sont incultes et peuvent facilement céder à la promesse du paradis après le martyre ».
En quoi Boko Haram représente-t-il une menace dans la région du lac Tchad ?
« Boko Haram est très affaibli. Il est devenu davantage un groupe de type criminel, du moins au Niger. Ceci est vrai également pour les trois autres pays du bassin du lac Tchad (Nigéria, Tchad et Cameroun). La Force multinationale mixte (Multinational Joint Task Force, MJTF) mène des missions de coordination à grande échelle, plus ou moins bien organisées selon les situations, pour combattre ce groupe ».
Quelles sont les conséquences au Sahel de la fin de l’opération « Barkhane » menée par la France au Mali ?
« Ces derniers temps, on a assisté à une recrudescence de l’insécurité au Mali, dans les régions de Gao et Ménaka. En particulier, dans la région de Ménaka, depuis fin mars, la situation s’est aggravée et le groupe terroriste ISGS (État islamique du Grand Sahara) a commis des crimes à grande échelle qui ont déplacé des milliers de personnes, dont beaucoup se sont réfugiées au Niger. Les terroristes ont volé des milliers de têtes de bétail, laissant ainsi la population dans une situation humanitaire dramatique. Et la violence est loin de s’apaiser. Personnellement, je crains que la situation que je viens de décrire ne soit pas étrangère au retrait de l’opération « Barkhane » du nord-est du Mali ».
Quel est l’impact de la présence des mercenaires russes de la Brigade Wagner au Mali et quelle lecture permet-elle des manifestations populaires prorusses au Mali et au Burkina Faso ?
« Derrière cette « exigence » de la Russie dans les pays sahéliens rongés par la violence terroriste, qui se traduit ensuite par la présence de drapeaux russes dans les manifestations, il doit y avoir un business d’influence. La Russie est un pays absent au Niger ; pas d’ambassade, pas de projet, pas de présence culturelle ou médiatique.
Cependant, chaque fois qu’il y a un rassemblement de la société civile, vous voyez un drapeau russe agité par des gens qui surgissent de nulle part. Il s’agit là un constat basé sur des faits, sans exprimer le moindre jugement à l’égard de la Russie, avec laquelle le Niger entretient des relations très amicales. »
Il y a une forte présence de troupes européennes au Niger, avec l’Italie en tête : comment voyez-vous cela ?
« Les militaires européens présents au Niger, à l’exception des militaires français, sont ici dans le cadre d’accords qui visent principalement à assurer la formation des forces spéciales dont notre armée a grandement besoin dans la lutte contre le terrorisme. Les forces italiennes font un excellent travail qui est très apprécié par notre armée. »
Au Niger, un pourcentage important de filles se marient avant d’avoir atteint l’âge de la majorité, ce qui a un impact important sur la natalité : comment inverser cette tendance ?
« Notre projet repose sur la modernisation du système éducatif. Nous avons un programme de construction d’internats pour filles rattachés aux écoles de campagne, dont les filles sont traditionnellement exclues dès leur plus jeune âge. L’objectif est de créer un environnement protégé qui leur permette de continuer à fréquenter l’école. Une fille qui termine ses études secondaires atteint l’âge de 18 ans et est ainsi protégée d’en moyenne deux grossesses précoces, sinon les jeunes filles sont souvent contraintes à des mariages très précoces. »
La Chine, la Turquie et la Russie sont de plus en plus influentes en Afrique. Est-ce également le cas au Niger ?
« La Chine et la Turquie sont présentes à travers des entreprises qui investissent au Niger, contrairement aux entreprises européennes qui estiment que nos pays ne leur offrent pas le cadre indispensable de sécurité juridique et de sécurité au sens général dont elles ont besoin. En cela, les Européens se trompent complètement. »
Certains experts estiment que le Sahel dispose d’un grand potentiel d’énergies renouvelables. Confirmez-vous ?
« Oui, le Niger possède de grandes quantités d’eau souterraine avec un taux d’ensoleillement très élevé. Mais ce n’est pas assez. Le système financier international fonctionne de telle manière que nous n’aurons jamais accès aux capitaux nécessaires pour investir dans les énergies renouvelables. Les conditions de crédit actuelles constituent un obstacle majeur à ces investissements. Il est donc peu probable que des mesures dites d’adaptation soient mises en oeuvre. Comme vous pouvez le voir, la bataille contre le changement climatique est loin d’être gagnée. »
propos recueillis par Maurizio Molinari, la Repubblica